FATIHA AGAG-BOUDJAHLAT : « QUE LA GAUCHE SE TAISE ET QU’ELLE ECOUTE » ENTRETIEN. L’enseignante et militante laïque analyse le tiraillement identitaire qui peut écarteler une partie de la jeunesse issue de l’immigration. Par Clément Pétreault Publié le 03/05/2021 à 08h00 « Une once d'observation raisonnée vaut plus qu'une tonne de songes », écrivait Marguerite Yourcenar dans son Œuvre au noir. Fatiha Agag-Boudjahlat sait assurément observer et vient de le démontrer dans ses Nostalgériades (Les éditions du Cerf), un ouvrage aussi personnel qu'universel, dans lequel fourmillent détails et anecdotes aux airs de démonstration anthropologique. Rarement le tiraillement identitaire qui étreint une part de la jeunesse issue de l'immigration n'aura été décrit avec tant de justesse. Hâtivement présentée comme une figure intransigeante de la laïcité, Fatiha Agag-Boudjahlat ouvre une fenêtre sur ces questionnements dans cet ouvrage désopilant et grave. « Quand on a été pauvre, on plaît aux gens de gauche. À condition de rester à la place que leur grande générosité de cœur nous assigne », écrit cette militante féministe et universaliste, qui rêve d'une autre gauche. Une voix importante du camp laïque est née. Interview. LE POINT : « L'ENFANT D'IMMIGRE EST UN DOUBLE TRANSFUGE DE CLASSE », ECRIVEZ-VOUS. ON COMPREND A TRAVERS VOS MOTS QU'UNE REUSSITE SOCIALE APPORTE AUTANT DE JOIES QUE DE TOURMENTS. POURQUOI ? Fatiha Agag-Boudjahlat : Parce que la réussite sociale humble dans mon cas, ou remarquable dans d'autres s'accompagne d'un éloignement géographique et d'une mobilité, culturelle autant que sociale pour reprendre la formule du géographe Laurent Faret. On part pour faire ses études, pour travailler… on est dépaysés, déphasés. À part mon frère Kamel dont je suis très proche, avec qui on parle depuis toujours de politique et d'éducation, je n'ai pas de sujet de conversation avec mes autres frères qui s'ennuient avec moi… Il y a la satisfaction de réussir, ce dont les membres de nos familles se réjouissent, mais le moteur initial qui amorce la fusée, c'est l'envie d'une autre vie. C'est pire quand on est enfants d'immigrés, parce que la culture maghrébine est communautaire, la famille est sacrée. Un hadith stipule que le paradis se trouve sous les pieds de la mère. Il y a donc ce sentiment de trahison de préférer un autre modèle culturel, et la culpabilité qui va avec, on trahit sa famille et sa culture. Édouard Louis en a fini avec Eddy Bellegueule, son histoire sociale et familiale lui a inspiré des livres mais aussi assez de dégoût pour changer de patronyme et s'exiler… FAUT-IL NECESSAIREMENT ROMPRE ET SE RENIER ? L'éloignement est la seule façon de s'extraire d'une emprise familiale dont mon ami l'économiste Jérôme Maucourant disait qu'elle était une entrave à l'accumulation du capital. Chez les Maghrébins, la réussite matérielle doit d'abord profiter à nos parents, puis à nos frères et sœurs, avant nous. Parmi les talents issus de Trappes, qui y est resté ? C'est même le thème d'une très belle chanson d'IAM, « Au quartier : on te dira que rester habiter au quartier est un gage de réussite ; Réfléchis 2 secondes, mon pote, sois lucide, à part la crédibilité t'auras que des emmerdes. » Nous devons nous autoriser à nous enraciner, sortir de l'alternative. Comme Montherlant qui disait : « Je préfère l'alternance à l'alternative. » Jamel Debbouze a été moqué pour son mariage et le prénom Léon donné à son fils, comme s'il y avait toujours une lutte, un duel d'allégeance, comme s'il fallait donner des preuves de loyauté, par les prénoms donnés aux gosses par exemple. Benzema a été condamné par la justice à verser une pension alimentaire à sa grand-mère… Les enfants sont des ressources, c'est plutôt l'inverse chez les Occidentaux. Et Omar Sy à Los Angeles qui prétend y vivre parce qu'il y échappe au racisme systémique français on rit jaune en pensant à tous les meurtres racistes aux USA… Il y vit plus en sécurité parce qu'il est riche et vit dans un quartier riche. Il s'autorise là-bas ce qu'il ne se serait sans doute pas autorisé trop près de son quartier de Trappes… VOUS DECRIVEZ UN ECARTELEMENT « IDENTITAIRE » CHEZ DE NOMBREUX ENFANTS D'IMMIGRES FRANÇAIS LA-BAS, ALGERIENS ICI »). COMMENT DEPASSER CETTE CONTRADICTION LORSQU'ON VIT ENTRE DEUX CULTURES ? La créolisation, que Jean-Luc Mélenchon vient de découvrir, est un phénomène naturel, en totale contradiction avec les idées défendues par ses nouveaux partenaires indigénistes… La créolisation donc, c'est une évidence, comme la prose de monsieur Jourdain. C'est si vrai que Houria Bouteldja et le grand bourgeois indigéniste Sadri Khiari écrivent dans leurs ouvrages respectifs : « Il faut combattre notre intégration. » Or, intégration, c'est le mot républicain pour créolisation. Dans mon cas, la difficulté est accrue par le fait que mes parents appartenaient au lumpenprolétariat, sous la colonisation française. Ils ont été scolarisés (et donc alphabétisés) en français jusqu'au CM2, et parlaient un algérien vernaculaire, pas la langue arabe, alors que l'élite parlait très bien le français et l'arabe. Donc de fait, même en vivant dans un quartier surnommé la Cour des Miracles, nous avons vécu de bric et de broc. Un islam culturel, celui qui est méprisé par les barbus et les indigénistes, un islam joyeux, festif, pieux et en même temps ouvert, peu revendicatif, s'adaptant avec le développement de l'entrepreunariat et le développement des boucheries halal par exemple. J'ai l'habitude de dire à mes élèves, dont le premier réflexe est de se dire « du bled », qu'ils sont français, ne serait-ce que par leur insolence et leur insubordination. Ils rient et en conviennent. Nous ne sommes pas des Français de papier. Nous serions plutôt des Algériens de papier, nous avons pris des passeports algériens parce que l'Algérie, dont les émigrés et leurs enfants sont la vache à lait, a fait exploser le prix des visas. Touristes consommateurs de clichés, mais avec l'affection parce que la famille y est et que nos parents y sont heureux. Comme ils sont heureux de retrouver la France très vite. VOUS AVEZ DES MOTS TRES DURS SUR LA GAUCHE QUAND ON A ETE PAUVRE, ON PLAIT AUX GENS DE GAUCHE »), VOUS NE SEMBLEZ PLUS SUPPORTER LES LOGIQUES D'ASSIGNATION. QU'AIMERIEZ-VOUS QU'ELLE DISE ? J'aimerais qu'elle se taise et qu'elle écoute. Qu'elle respecte. Qu'elle comprenne que mettre un Arabe et un Noir en avant, c'est de la diversité de vieux téléviseur avec le contraste réglé à fond. Que la gauche comprenne que les enfants d'immigrés ne sont pas une clientèle politique captive, qu'en flattant leurs instincts communautaires ou mafieux, on tue la notion d'intérêt général et on développe le mercenariat qui s'offre au mieux-disant. Jean-Claude Casanova disait il y a vingt ans que la droite n'aimait pas les Arabes et que la gauche n'aimait pas les musulmans… cela semble s'être inversé. Nous sommes des individus et des personnes. Pas des troupeaux à guider. Il faut que la gauche se souvienne que son ADN, c'est l'émancipation individuelle et collective, la République sociale : du politique, pas de l'ethnique. LA GAUCHE A LONGTEMPS COMBATTU LE RACISME ET L'EXTREMISME… A-T-ELLE OUBLIE CES COMBATS ? A-T-ELLE SEULEMENT QUELQUES REUSSITES A SON ACTIF ? Idéologiquement, je ne tiens pas la gauche comptable des errements du PS qui cherchait juste à être élu et réélu. Les intentions étaient sans doute bonnes, même mâtinées de condescendance. Les communistes, mais aussi les prêtres ouvriers ont fait un travail formidable d'éducation populaire. Politiquement, je suis aujourd'hui consternée. Être identifié de gauche, la gauche des bourgeois jouant les cradingues parce que c'est l'image qu'ils se font du populo, autorise les réactions les plus racistes, l'orientalisme le plus caricatural : lisez le portrait qui est consacré à Sonia Mabrouk dans Libé, ou les commentaires de Daniel Schneidermann sur Christine Kelly et Rachel Kahn ! Ces textes sont dégoulinants de sexisme, on sent la frustration érectile de colons face à des indigènes rétives à rester à leur place. Il n'y a plus de racisme objectif. Si vous appartenez au bon camp, tout vous est permis. C'est crade. C'est indigne. Je suis de gauche, d'une gauche universaliste, chevènementiste. Ma gauche ne s'est pas égarée. VOUS RACONTEZ QUE VOS ELEVES ISSUS DE L'IMMIGRATION ONT DU MAL A ADMETTRE LE FAIT QU'ILS SOIENT FRANÇAIS ? POURQUOI ? À cause de leurs parents, dans le « born again » religieux et communautaire. Et à cause de la réussite matérielle de ces derniers, qui ajoutée aux avions low cost leur permet d'aller au bled deux fois par an, quand nous, nous y allions tous les deux ans. L'enracinement est donc plus compliqué. Rajoutez des enseignants gauchistes criminalisant l'attachement à la France… Mais quand on tient un discours à la fois lucide, clair, les élèves reconnaissent facilement qu'ils aiment la France. Il faut juste le leur faire verbaliser. Et les protéger de tout conflit de loyauté : franco-algérien ou franco- marocain, c'est une addition d'amour de ses pays. Pas une division ou une soustraction. J’ai même un frère qui a choisi un engagement plus radical, il va se porter candidat pour le RN. VOUS PARLEZ BEAUCOUP DE VOS PROCHES DANS VOS NOSTALGERIADES… ON COMPREND QUE VOUS APPARTENEZ A UNE FAMILLE, ELLE AUSSI TRAVERSEE PAR SES PASSIONS ET SES CONTRADICTIONS. LES REPAS DE FAMILLE SONT ANIMES ? Notre grande chance est venue de notre grand malheur : notre abandon en Algérie par notre père, qui en plus nous avait volé nos papiers français et nous laissait à la rue à Oran… Le père est le chef de famille, garant notamment de l'ordre, de la conformité et de l'orthodoxie religieuse. Sans lui, il y avait toujours le droit d'aînesse, et pas mal de violences. Mais finalement, on a joui d'une grande liberté, plus grande que celle de la dernière génération. Ma mère était si pieuse qu'elle adorait parler de dieu, y compris par exemple avec les témoins de Jéhovah… Alors oui les repas sont animés, j'ai six frères musulmans, avec différents degrés de pratique, un frère témoin de Jéhovah, un de mes frères est adhérent du CCIF et déteste Caroline Fourest, Charlie Hebdo, Israël… Et ma mère, qui voulait voter Fillon parce qu'elle trouvait qu'il était sérieux, mais qui a fini par voter Mélenchon. J'ai même un frère qui a choisi un engagement plus radical, il va se porter candidat pour le RN. Mes frères avaient l'habitude de dire que je leur faisais honte, à présent, je ne serai plus la brebis noire de la famille ! Ma mère est intelligente, pragmatique, drôle. Elle règne avec le modèle d'une monarchie parlementaire européenne, sur une famille de 8 enfants et 21 petits-enfants. Nous prenons très à cœur le fait de grand remplacer… Il y a de la divergence religieuse, politique et ce n'est pas grave. Mes frères qui sont opposés à ce que je défends seront aussi les premiers à casser la gueule à quiconque s'en prendrait à moi… S'IL EST FACILE DE SE DISPUTER LES DEBATS PUBLICS NOUS LE RAPPELLENT TOUS LES JOURS –, IL EST PLUS DELICAT DE SE RECONCILIER. COMMENT RECOUDRE UN PAYS QUI NE CESSE DE SE DECHIRER ? Il y a des agents de séparatisme, des influenceurs dont le business plan repose sur la haine. Et celle-ci n'est pas du côté des républicains. On a d'un côté la forte éditorialisation des chaînes d'infos et des émissions, et de l'autre l'entre soi, l'endogamie, y compris idéologique, avec la volonté de faire du monde un « Safe space » : vivre avec des gens comme moi, ou qui penseront comme moi. J'explique à mes élèves de troisième que la démocratie ne se réduit pas à l'aspect procédural du vote : on vote en Corée du Nord. Il faut d'abord la liberté d'expression et la liberté de la presse, le pluralisme des médias et des partis politiques. Enfin, la conscience que chaque citoyen doit avoir de ses devoirs vis-à-vis de la collectivité : se déterminer librement et après réflexion en fonction de ce qui servira le mieux l'intérêt général, pas le mien, pas celui « des miens ». Ce que j'appelle aussi le compatriotisme : reconnaître dans l'autre son égal en droit et en devoirs, avec un pays en héritage et en responsabilité. C'est un lien vertical qui fait d'individus et de groupes une nation. Politique. Pas une coalition de tribus sur le modèle multiculturalistes. NE CRAIGNEZ-VOUS PAS QUE L'ON EN ARRIVE A UNE SITUATION TERRIBLE OU LA DROITE SE DONNERAIT POUR MISSION DE DEFENDRE LES JUIFS TANDIS QUE LA GAUCHE DEFENDRAIT LES MUSULMANS ? Après l'assassinat d'Ilan Halimi, le procureur Philippe Bilger, pourtant très marqué à droite, a refusé de requérir la circonstance aggravante d'antisémitisme. Le partage des parts de marchés que vous indiquez résume la funeste stratégie de Pascal Boniface, qui lui a valu de quitter le PS. À la droite les juifs, donc les riches, à la gauche, les musulmans, donc les pauvres ? C'est faux, répugnant de clichés racistes. Les musulmans, ça n'existe pas. Et il y a autant de volonté de s'enrichir dans les quartiers qu'ailleurs. On durcit les positions par cynisme électoral. Les maires de droite comme celui d'Aulnay ont été tout aussi complaisants vis-à-vis des islamistes que certaines mairies de gauche ou écolos… VOUS SEMBLEZ CROIRE DANS LA FORCE DES INSTITUTIONS… N'ETES-VOUS JAMAIS TENTEE PAR UNE AVENTURE POLITIQUE ? J'ai été militante politique de mes 18 ans jusqu'à récemment, au Mouvement des citoyens, puis au Mouvement républicain et citoyen, toujours chevènementiste y compris lorsqu'il s'est lui-même éloigné du chevènementisme. J'ai quitté mon parti quand il a décidé de se rapprocher de Jean-Luc Mélenchon. Avant cela, j'ai été candidate aux législatives. J'ai été battue bien sûr, y compris par le parti animaliste qui n'a fait campagne qu'avec des affiches de petits chatons… Cela rend humble. J'adorerais être parlementaire. Mais je ne suis pas jugée assez disciplinée pour intéresser un parti. Les Nostalgériades Nostalgie Algérie Jérémiades par Fatiha Agag-Boudjahlat, éditions du Cerf. Fatiha Agag-Boudjahlat. © Sébastien Leban pour « Le Point »