« J'étais mort. » Ainsi, Manuel Valls évoque-t-il son départ
pour Barcelone en ouverture d'un livre très personnel, dont Le
Point publie des extraits en exclusivité. On n'est jamais mort
en politique, et l'ex-Premier ministre de François Hollande le
prouve dans ces pages bien vivantes et l'entretien qu'il nous a
accordé. Il faudra encore compter avec lui dans la perspective
présidentielle de 2022, même si une candidature n'est pas
d'actualité.
Dans Pas une goutte de sang français (Grasset)*, on découvre
un Valls intime, bouillonnant mais moins éruptif - la sagesse ?
- et qui accepte de desserrer quelque peu son costume pour se
livrer. Ses parents, ses femmes, la foi de son enfance, ses
doutes, ses regrets, la manière dont il a vécu les attentats, ses
goûts artistiques… Valls compose un autoportrait qui en
surprendra plus d'un. On voyage de la chapelle d'Edmond
Michelet, en Corrèze, aux tableaux impressionnistes de
l'Orangerie de Paris ; de Romain Gary à Milan Kundera, de
Jean Zay à Denis Favier, l'ex-patron du GIGN, de Pierre
Desproges au chanteur Vianney ou à l'humoriste Blanche
Gardin. Une France universaliste, républicaine et patriote. Car
ce livre n'en demeure pas moins un livre très politique. Valls
ne ménage pas sa famille, la gauche, dont il pointe les dérives,
et brosse un portrait à la sanguine d'une France travaillée par
les identités et les amertumes§
* Parution le 25 mars.
Le Point : Pensez-vous que la réussite d'un enfant de
l'immigration espagnole, né dans les années 1960, puisse
encore servir d'exemple aujourd'hui ?
Manuel Valls : Oui, bien sûr ! Je fais partie de l'une de ces
générations à qui on a appris l'amour de la France. D'abord
dans ma propre famille. Mon père, espagnol, et ma mère,
suisse italienne, ont fait le choix de vivre à Paris dans les
années 1950. Ils n'ont pas souhaité devenir français, mais ils
aimaient profondément le pays qui les avait accueillis. Ma
mère vit toujours à Paris, face à Notre-Dame, dans le même
atelier familial. Il y avait chez mon père une volonté farouche
de ne jamais se laisser enfermer dans des cercles d'Espagnols
en exil. Au contraire, on croisait à la maison aussi bien
Vladimir Jankélévitch que Simone Signoret. Et puis, bien sûr,
il y a eu l'école de la République, l'école primaire du 4e
arrondissement, le lycée Charlemagne ensuite, dans un Marais
qui n'avait rien à voir avec celui d'aujourd'hui. Mes camarades
étaient souvent des enfants de familles juives ashkénazes
pauvres. J'ai découvert ainsi le judaïsme chez eux, le vendredi
soir. Mes meilleurs amis étaient des fils d'Italiens qui
habitaient rue de Charenton, dans des appartements quasi
insalubres qui ont depuis laissé place à l'Opéra Bastille. Nous
ne perdions rien de notre identité. Nous parlions nos langues
respectives au sein de nos familles, mais nous nous sentions
tous profondément français. Je crois qu'il est possible de faire
aimer la France à tout le monde.
L'intégration des générations suivantes, venues d'Afrique, ne
se passe pas aussi bien que la vôtre…
Ne généralisons pas, il y a de formidables exemples de
réussite. Mais c'est vrai qu'il y a un échec aussi. J'évoque pour
l'illustrer la victoire de l'équipe de France de football en finale
de la Coupe du monde de 1998, qui nous a fait penser que
cette intégration avait parfaitement réussi. Nous célébrions la
France black-blanc-beur. C'était une illusion. En restant dans
la symbolique sportive, trois ans plus tard, le public -
essentiellement jeune - d'origine algérienne qui siffle La
Marseillaise lors d'un match France-Algérie montre une forme
de haine à l'encontre de la France. Et la fracture est en partie
consommée depuis les émeutes de 2005. L'islam radical a
prospéré sur le renoncement de beaucoup à défendre les
valeurs républicaines et sur le terreau de la pauvreté et de la
désespérance.
Vous vous estimez « intégré » ou « assimilé » ?
J'ai été assimilé avec bonheur. D'ailleurs, l'assimilation ne veut
pas dire que l'on perd ou nie ses origines. J'ai grandi dans une
double culture, mais je suis fondamentalement français ; je n'ai
qu'une seule patrie, la France. Ce qui signifie aimer une
langue, une histoire, une culture, des paysages, mais aussi
partager des valeurs et appartenir à une communauté
nationale. Personne dans ma famille n'a fait la guerre de 14-18
; pourtant, je me sens héritier des poilus et je suis bouleversé
face aux champs d'honneur de Verdun. « Je n'ai pas une goutte
de sang français, mais la France coule dans mes veines »…
Merveilleuse citation de Romain Gary, l'un de mes héros. Avec
le recul que m'ont apporté ces années à Barcelone, j'ai acquis
cette certitude : je suis français. Ma culture, c'est Hugo,
Dumas, Péguy, Camus ; l'Histoire qui me fait vibrer est celle
de Charlemagne, de Jeanne d'Arc, de la Révolution, de
Napoléon, de Clemenceau, de De Gaulle… Dans mon livre,
j'évoque mon admiration pour le couple Badinter, Edmond
Michelet, le général Denis Favier et bien d'autres qui
expriment le génie français.
À vous écouter, être français en 2021, c'est pour ainsi dire la
même chose qu'être français au Moyen Âge, par exemple…
J'aime les mots de Marc Bloch : « Il est deux catégories de
Français qui ne comprendront jamais l'histoire de France :
ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ;
ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération.
» Mais il y a un élément supplémentaire par rapport au Moyen
Âge, c'est la République et son message universel. Lors de la
Révolution française, la France décide de parler au monde,
c'est le sens de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789. Cette prétention agace souvent, mais elle a
fondé ce que nous sommes, un grand pays. L'Espagne, qui est
pourtant un vieil État-nation, n'a pas cette ambition. C'est une
sacrée différence.
Ce discours universaliste passe pour réactionnaire aux yeux de
toute une partie de la gauche aujourd'hui : l'universalisme,
c'est le colonialisme !
L'universalisme, c'est le progrès ! Il base une civilisation sur la
démocratie et des principes. Nous avons oublié la force de
notre histoire, de notre culture, de notre langue et cédé à une
forme de flagellation permanente. Nous avons oublié notre
rôle dans le monde. Le fait que ce pays de seulement 66
millions d'habitants, malgré la défaite de 1940, malgré la
collaboration et grâce au génie de Charles de Gaulle, soit
toujours aussi présent sur le plan économique, diplomatique
ou militaire m'émeut et me rend fier. Il ne faut pas renoncer à
peser dans les affaires du monde, à travers l'Europe, à travers
l'espace méditerranéen et dans notre lien privilégié avec
l'Afrique, le continent de demain. La France est membre
permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, elle dispose de
l'arme nucléaire, elle est la 6e économie mondiale, même si
elle doit récupérer une part de sa souveraineté. Notre langue
est partagée par des centaines de millions de personnes et
notre culture rayonne. Ne l'oublions jamais.
La France est contestée de toutes parts, notamment par une
partie de la presse américaine, qui présente le modèle
républicain et laïque comme un racisme institutionnalisé. Ce
modèle-là n'est-il pas devenu incompréhensible, pour ne pas
dire archaïque, aux yeux du reste du monde ?
On a le sentiment que l'exception française n'a jamais aussi
bien porté son nom… Il y a quelque chose aujourd'hui qui ne
semble plus compris, et pas seulement dans le monde anglo-
saxon. Je n'oublie pas non plus la force de la culture
américaine, qui s'immisce partout. Je suis frappé par les
résultats des dernières enquêtes d'opinion sur la relation
qu'entretient la jeunesse avec les valeurs de la République.
Cela m'inquiète pour l'avenir et cela signifie que la bataille
centrale est bien celle de l'école, tant pour la transmission des
savoirs que pour celle des valeurs.
Outre-Atlantique, de grands journaux comme le Washington
Post ou le New York Times ouvrent leurs colonnes aux égéries
de la mouvance décoloniale, notamment françaises, et leur
laissent développer leurs thèses simplistes. À les écouter, la
France serait plombée par son passé colonial, aveuglée par le
combat pour la laïcité qui encouragerait le racisme et
l'exclusion de ces minorités. Notre État et notre police seraient
racistes.
L'exception gauloise, Charlie Hebdo ou la loi de 1905 n'ont
aucun sens pour les Américains. J'ai mal vécu l'absence de
Barack Obama à la grande manifestation du 11 janvier 2015.
On assiste à l'émergence d'un soi-disant progressisme, que l'on
retrouve aussi dans le féminisme, déguisé en bien-pensance et
en un redoutable puritanisme. Ce phénomène touche la gauche
américaine depuis longtemps, mais aussi la gauche française.
Il alimente notre crise culturelle et identitaire.
Dans ce débat-là, ce sont les identitaires de gauche et de droite
qui sont les plus audibles…
Je consacre un chapitre à la France que je n'aime pas, celle
d'Éric Zemmour et d'Assa Traoré. Ils sont en effet les deux
bras de la tenaille identitaire et les caricatures de notre débat,
alors qu'ils auraient pu incarner de beaux destins français.
Leurs outrances contribuent à remplacer la confrontation
d'idées par un affrontement binaire et stérile, dangereux pour
la démocratie.
Dans les discours, les Français entendent beaucoup les mots «
République » et « laïcité ». Mais, dans leur vie quotidienne, ils
constatent que l'une et l'autre reculent… Comment comptez-
vous rendre à nouveau audible et mobilisateur le discours
républicain ?
Je crois qu'il faut remonter à l'effondrement du monde
soviétique pour comprendre ce qui nous arrive. Nous avons
cru à la fin de l'Histoire avec la victoire des démocraties
libérales. Cela a eu pour effet de nous faire sombrer dans une
grande paresse intellectuelle. Tout est allé très vite. Une partie
de la gauche avait déjà commencé, dès la révolution des
mollahs de 1979, en Iran, à épouser l'idée qu'une alliance était
possible avec les islamistes, censés représenter les « damnés
de la terre » et le « combat contre l'impérialisme américain ».
Il y a eu la bataille perdue face à l'école privée avec le retrait
de la loi Savary en 1984. Cet événement a durablement brisé
le mouvement laïque, qui était pour ainsi dire la base militante
du Parti socialiste. Puis il y a eu l'affaire du voile des trois
collégiennes de Creil en 1989. Tout commence là. Une partie
de la gauche a renoncé à défendre la laïcité. La tribune signée
alors par Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut, Catherine
Kintzler, Élisabeth de Fontenay et Régis Debray reste
profondément d'actualité : « Personne, nulle part, ne défend la
citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance. »
La gauche a-t-elle eu alors conscience de passer d'un modèle
laïque républicain à un modèle multiculturaliste ?
Elle s'est progressivement brisée sur ce sujet. Beaucoup
d'intellectuels de gauche, Élisabeth Badinter, Caroline Fourest,
Jacques Julliard, Laurent Bouvet, Jean Birnbaum, ont mis en
garde… Ils défendent ce que pensent une grande majorité des
Français. Il y a un travail de remobilisation de la société à
mener pour défendre ce modèle, mais reconnaissons que la
tâche est immense. Les alertes sur ce qui se passait dans les
banlieues n'ont pourtant pas manqué, entre les travaux de
Gilles Kepel, de Georges Bensoussan, de Bernard Rougier, de
Jean-Pierre Obin… L'effroyable assassinat de Samuel Paty a
provoqué une prise de conscience. Le discours d'Emmanuel
Macron aux Mureaux a aussi marqué une étape importante.
Mais le combat pour les valeurs de la République et la laïcité,
actuellement, recule sous le choc de l'actualité, des
événements, des maladresses et de la volonté de passer à autre
chose. Des profs à Trappes ou à Grenoble sont accusés
d'islamophobie - un mot inventé il y a trente ans pour clouer
au pilori Salman Rusdhie - alors qu'ils disent la vérité sur ce
qui se passe dans leurs établissements. Nous en sommes
arrivés à cette curieuse situation : ceux qui, venus de la
gauche, défendent la République et la laïcité sont soupçonnés
d'en faire trop, de stigmatiser les musulmans, d'être complices
du RN, voire d'être carrément d'extrême droite. Edwy Plenel
ne nous a-t-il pas accusés, Riss, Charlie, Fourest et moi,
d'engager une guerre contre les musulmans ?
Pourquoi la gauche tient-elle tant à se rassurer sur le fait
qu'elle serait bien de gauche ?
On m'a souvent demandé : « Manuel Valls, êtes-vous de
gauche ? » Derrière cette question, je sentais poindre le procès
en trahison. C'est bien une question de gauche, car on ne
connaît pas de tels procès à droite… Laurent Joffrin, à Libé ou
à L'Obs, me posait régulièrement cette question à la suite de
mes prises de position sur les 35 heures, les questions de
sécurité ou la lutte contre l'islam politique. Alors, oui, je suis
de gauche comme Camus lorsqu'il écrivait « malgré moi,
malgré elle, je mourrai à gauche ». Je continue de penser
qu'être de gauche c'est une quête permanente pour le progrès,
pour améliorer la vie des gens, pour s'occuper de ceux qui
souffrent le plus des inégalités. C'est justement par passion
pour l'égalité que la gauche doit être intransigeante sur
l'insécurité, qui touche d'abord les plus fragiles, ou sur les
ravages de l'islamisme, qui s'attaque d'abord aux femmes en
voulant les faire disparaître de l'espace public.
Que vous inspire le débat sur l'islamo-gauchisme ? Y a-t-il une
forme de déni à l'égard de cette idéologie ?
Après les attentats du 11 septembre 2001 et avec le
durcissement du conflit israélo-palestinien, on a vu converger
la haine d'Israël d'un Soral ou d'un Dieudonné avec
l'antisionisme virulent d'une partie de la gauche et
l'antisémitisme islamiste. L'islamo-gauchisme est né de ces
rapprochements improbables, contre nature, inimaginables il y
a seulement trente ans. Le processus est parfaitement décrit
par Pierre-André Taguieff ou Mohamed Sifaoui. Il a pris
depuis d'autres dimensions dans la gauche politique,
universitaire ou médiatique à travers les liaisons dangereuses
avec l'islam politique. Les musulmans, perçus comme une
masse indistincte, seraient les victimes expiatoires d'une
société qui a échoué à les intégrer. Ils sont le nouveau
prolétariat. Tout est alors excusable, y compris le fait que la
religion s'impose aux lois de la République. Cette pensée a
contaminé le syndicalisme enseignant et étudiant, la Ligue de
l'enseignement ou la Ligue des droits de l'homme.
Vidéo. Interview de Manuel Valls : « Je sentais la nécessité
d'exprimer cet amour pour mon pays. »
Vos analyses peuvent-elles se muer à nouveau en ambition
politique ?
J'ai écrit un livre très personnel, qui n'est ni de Mémoires, ni
de règlements de comptes, ni de justification de mon action.
C'est un cri d'amour à la France. La voir souffrir d'une crise
sanitaire interminable ou d'attentats terroristes barbares m'est
insupportable. Quiconque a exercé des responsabilités ne peut
qu'être frustré de ne pas participer directement à la lutte contre
cette pandémie, de voir les erreurs qui ont pu être commises
ou d'assister à des injonctions contradictoires. Je me suis
trompé, j'ai commis des erreurs, je le dis dans le livre, mais
pas sur l'essentiel : la défense de la République, de la laïcité,
l'alarme contre l'islamisme, la lutte contre l'antisémitisme et la
haine d'Israël, mon combat contre Dieudonné, mon
engagement contre l'extrême droite. À ce titre, j'ai toute ma
place pour participer à cette mobilisation pour la République.
Seulement, je sais que la traduction politique de ces valeurs -
pourtant largement partagées par les Français - est très
difficile. Ici comme partout, le débat est écrasé sous une chape
de plomb liée à la crise sanitaire et à ses conséquences.
Ce qui semble se dessiner en 2022 - une confrontation entre
Emmanuel Macron et Marine Le Pen - rend aussi difficile
l'émergence d'alternatives. La droite ploie sous le joug de
l'extrême droite et elle a du mal, pour l'instant, à proposer un
chemin différent de celui du président de la République. La
gauche s'est fracturée de manière durable, sinon définitive.
J'avais raison de parler de deux gauches irréconciliables. Je ne
suis pas en situation, je ne suis candidat à rien, mais je veux
aider à la construction d'un nouveau projet républicain. Il faut
réinventer une histoire collective, un imaginaire commun qui
entraîne les Français.
On sent de la mélancolie dans votre livre. Vous avez
l'impression d'être passé à côté de quelque chose ?
Il y a de la nostalgie, de la mélancolie, oui. De la douleur,
aussi. Il y a une douleur personnelle qui, au fond, ne regarde
que moi. Surtout face à des drames bien plus importants. Mais
cette douleur est quand même là. La période des attentats a
changé ma vie. Il n'y a pas un jour où je n'y pense pas. J'ai dû
affronter des campagnes très violentes, même si, parfois, j'ai
cherché les coups. Il a fallu aussi faire le deuil de quarante ans
de militantisme au sein du Parti socialiste. Il était impossible
de passer de Premier ministre à candidat à la présidence de la
République, parce que, comme l'avait dit cruellement François
Hollande, si on ne veut pas du président, pourquoi voudrait-on
de son Premier ministre ? Et la primaire avait comme but de
sanctionner la gauche de gouvernement. Mais je suis un
homme de devoir et j'ai mené cette bataille jusqu'au bout. J'ai
connu une grande popularité, le vertige du pouvoir, puis la
détestation, les sifflets, j'ai été giflé, j'ai subi la violence d'une
campagne aux relents antisémites à Évry. J'ai été de nouveau
candidat aux élections législatives de 2017 parce que je ne
voulais pas crever et être chassé par les électeurs d'une
circonscription qui m'avait donné tant de légitimité pendant
quinze ans. Je voulais pouvoir décider de mon destin.
Vous le pouvez encore ?
Oui. Mon destin personnel et politique, j'en ai de nouveau la
maîtrise. Cela vous donne de la force et de la liberté. C'est le
sens du livre que je publie. J'ai saisi le prétexte d'une
candidature à Barcelone, en sachant que je ne gagnerais pas,
pour me réinventer. Et je ne regrette aucunement ce choix.
Bien au contraire, il m'a apporté de l'apaisement, du bonheur
personnel puisque j'ai connu Susana. C'est aussi un privilège et
une belle expérience de pouvoir réfléchir et vivre entre deux
pays. Dans ce livre, je voulais aussi exprimer mon amour de la
peinture et de la lecture, ma passion de la nature et ma
profonde inquiétude face au réchauffement climatique, mes
sensibilités à travers des personnages aussi différents que
Gérard Depardieu, Vianney, Blanche Gardin, c'est-à-dire le
cinéma, la chanson populaire et l'humour français.
Qu'est-ce qui vous fait rire ?
Une phrase de Desproges : « Il vaut mieux rire d'Auschwitz
avec un juif que jouer au Scrabble avec Klaus Barbie. » Il
fallait oser !
On rit beaucoup en politique ?
Oui. Des rires souvent nerveux, grinçants, cyniques, c'est une
manière de soulager les tensions. Je ne suis pas connu pour
mon humour et pourtant j'adore rire. L'humour de François
Hollande et les imitations de Bernard Cazeneuve ont mis de la
légèreté dans les situations les plus dramatiques… Je leur en
suis profondément reconnaissant. Dommage que les Français
ne connaissent pas ces facettes.
Vous évoquez aussi dans ce livre la manière condescendante
dont les députés macronistes vous ont accueilli à l'Assemblée
nationale… En avez-vous souffert ?
Non, j'en ai été plutôt amusé. J'étais un dinosaure et on venait
toucher ma bosse… Le combat entre les anciens et les
modernes, ce n'est pas très nouveau. Pourtant, l'expérience, la
connaissance, l'enracinement sont essentiels. Si les partis
traditionnels sont dépassés, la République en marche, censée
incarner le nouveau monde, est une coquille vide, elle n'a pas
d'histoire, pas de projet, pas de racines locales. C'est un sacré
problème dans un pays qui vit toujours dans une nostalgie
rurale, pastorale, celle de l'ancrage.
La nostalgie de la France d'Edmond Michelet, dont vous
dressez un vibrant éloge dès le début de votre livre ?
Oui, une France de traditions, généreuse. J'ai découvert
Edmond Michelet grâce à mon père, qui a dessiné les vitraux
de la chapelle de Marcillac, en Corrèze, où il est inhumé. Nous
allions la visiter en famille comme nous allions admirer les
vitraux de la cathédrale de Chartres ou ceux de la Sainte-
Chapelle, qu'il avait restaurés. Plus tard, j'ai pris conscience de
ce qu'incarnait Michelet, son courage de résistant dès le 17
juin 1940, son humanité forgée dans le catholicisme et la
déportation, son gaullisme.
Emmanuel Macron a-t-il été ingrat avec vous ?
Je ne situe jamais mes relations politiques et encore moins
avec un président à travers des sentiments ou des
ressentiments. Je décris dans le livre ce qui s'est passé en 2015
et en 2016, et comment il a imposé sa candidature. J'ai pu
donner l'impression que j'étais envieux, que je ne supportais
pas ce jeune et brillant ministre, c'était faux, mais cette idée
s'est imposée. Cela ne m'a pas empêché d'appeler à voter pour
lui dès le premier tour. Mais je viens aussi d'une autre histoire,
d'un long apprentissage au sein d'une formation politique.
Dans les partis, autrefois, on apprenait les rapports de force, la
conquête du pouvoir, l'ingratitude, la méchanceté mais aussi le
bonheur de militer et de participer à un collectif. En vingt,
trente, quarante ans, vous vous constituiez un réseau, des amis,
des compagnons, des camarades, et cela procurait une force
incroyable. Aujourd'hui, rien de tout cela n'existe. Le
Rassemblement national est une PME familiale, La France
insoumise est organisée autour d'un « Lider Maximo », La
République en marche n'a pas d'élus locaux… Tout cela
manque. Mais c'est fini.
Les rares fois où vous évoquez Emmanuel Macron dans votre
livre, ce n'est guère à son avantage. « Il s'est joué de notre
faiblesse, de notre naïveté, de notre crédulité », écrivez-
vous…
Il serait absurde de résumer mon livre à ces quelques phrases,
qui expriment mes sentiments à l'époque. Il a gagné en
comprenant que François Hollande avait renoncé ou était
empêché depuis longtemps. J'évoque également nos
désaccords de fond sur la laïcité ou son libéralisme libertaire
très anglo-saxon, mais aussi nos discussions pendant le
premier confinement. Et puis je respecte profondément nos
institutions et celui qui les incarne, surtout dans une situation
exceptionnellement difficile. Ce qui compte pour moi, c'est la
France, son destin, la République, la laïcité, les espoirs, les
doutes ou les peurs des Français. Je reconnais les qualités
d'Emmanuel Macron. La France a eu la chance en 2017,
contrairement à ce qui s'est passé dans beaucoup de pays, de
pouvoir choisir un président jeune, moderne, progressiste et
européen. De ne pas sombrer dans le populisme. Mais cela ne
suffit pas. Macron a reproduit l'erreur de ses prédécesseurs :
croire que la majorité absolue que lui donnaient les Français
aux élections législatives valait approbation de son programme
et d'une conduite du pouvoir assez solitaire, oubliant les scores
du premier tour de la présidentielle ou les conditions de la
victoire au second.
En 2012, l'erreur de François Hollande - il l'a reconnu - a été
de ne pas intégrer dans la majorité présidentielle François
Bayrou, qui avait appelé à voter pour lui. On ne peut pas s'en
tenir non plus à des débauchages individuels, comme l'a fait
Nicolas Sarkozy en 2007. La victoire de Macron est le fruit
d'une envie profonde de renouvellement mais aussi de rejet, de
dégagisme de la droite et de la gauche. Une fois élu, il a
décidé, par méfiance des corps intermédiaires, de faire un parti
unique, LREM, sans élargir sa base, sans former une vraie
coalition politique et sociale. S'il y a un échec dans ce
quinquennat, c'est l'absence de changement de la pratique
politique pour faire face à la crise de confiance qui est là,
encore plus profonde. Cette crise est celle de la démocratie, un
ressentiment sourd menace la société, il rend possible la
victoire du national-populisme de Marine Le Pen. Comment
en est-on arrivé là ? Je ne peux pas être absent alors qu'une
force réactionnaire menace nos valeurs. Voilà pourquoi je
reviens dans le débat politique français. Je suis lucide, je
connais le jugement des Français sur moi, je connais la
situation du pays. Mais je veux m'exprimer, librement, être
utile. Il reste…
Un an avant la présidentielle…
Non, il reste du temps. Je ne suis pas un personnage balzacien
mû par la conquête du pouvoir ou une revanche personnelle
sur je ne sais quoi. Je n'ai pas voulu dès mon plus jeune âge
devenir président de la République, et, d'ailleurs, ce n'était
même pas imaginable puisque je n'étais pas français. Je ne
viens pas pour dire : je suis candidat à la présidence de la
République, aimez-moi ! Cela n'aurait aucun sens. Mais, fort
de mon expérience, des idées que je défends, parce que les
faits m'ont aussi donné raison, je suis légitime pour participer
à un débat crucial pour mon pays.
Depuis cinq ans, on ne vous entend que sur la sécurité et la
laïcité. Y a-t-il un discours vallsiste sur l'économie ? Vous
retrouvez-vous dans le libéralisme défendu par votre ami
Mario Vargas Llosa dans son dernier livre ?
Justement, il défend d'abord la démocratie et les valeurs
universelles contre les nationalismes et les populismes.
Cependant, la crise sanitaire a bouleversé toutes nos certitudes
sur la dépense publique, la dette. Je suis inquiet des
conséquences sociales engendrées par la précarité qui touche
de nombreux Français et notamment les jeunes… La crise
sanitaire a mis en évidence des inégalités insupportables qui
peuvent déstabiliser nos sociétés. Des secteurs entiers sont
brisés. Il faut tout réinventer. Je m'exprimerai aussi sur ces
sujets comme je l'ai toujours fait. Mais nous devons d'abord,
comme le souligne Vargas Llosa, préserver cette alliance
incroyable entre la démocratie, l'économie de marché et l'État
social. Et j'y associe la culture. Cela fonde une civilisation, nos
systèmes démocratiques, le libéralisme politique, c'est pour
cela que je suis profondément européen.
La grande erreur d'Emmanuel Macron n'est-elle pas d'avoir
pensé que l'économie résoudrait tous les problèmes ?
C'est paradoxalement la même erreur que la gauche a commise
: croire que la baisse du chômage résoudrait l'insécurité et que
la croissance réglerait les questions identitaires et culturelles.
Une nouvelle majorité devait insuffler de la confiance partout.
Les jours heureux étaient annoncés. Nous en sommes loin. On
oublie souvent le sens tragique de l'Histoire. La crise sanitaire
a bousculé le quinquennat, et l'élan réformateur de 2017 s'est
brisé net. Cela avait d'ailleurs commencé avant, avec la crise
des Gilets jaunes et la réforme des retraites. Notre destin tient
à un fil. Collectivement, nous devons faire face à une crise
sanitaire, à une crise économique et sociale, à une crise
démocratique, à une crise identitaire.
Les responsables religieux s'inquiètent unanimement du projet
de loi sur le séparatisme, qui selon eux menacerait la liberté
religieuse. Qu'en pense l'ancien ministre de l'Intérieur ?
Les catholiques et les protestants, par un curieux paradoxe,
sont depuis longtemps opposés aux modifications de la loi de
1905. Ils en sont devenus les meilleurs avocats, car elle
préserve à leurs yeux la liberté de culte. Cela dit, à vouloir
éviter le sujet central, à ne pas vouloir « stigmatiser » les
musulmans, on se fâche avec tout le monde. Le sujet central,
c'est l'islam politique, l'islamisme et sa contagion de la société
française. Il faut l'éradiquer. Ce n'est pas un problème
uniquement français, il est européen, car les Frères musulmans
et les salafistes ont ciblé principalement les communautés
musulmanes en Europe pour les séparer du reste de la société
et créer les conditions d'une véritable confrontation. L'enjeu
est donc d'aider les Français musulmans à rendre compatible
l'islam avec la République, la démocratie, l'égalité femmes-
hommes. Concentrons-nous là-dessus. Le problème, ce ne sont
donc pas les autres religions.
Tout à l'heure, on vous a entendu confesser votre bonheur
personnel… C'est nouveau, chez vous ?
La politique, c'est ma vie. Elle m'a apporté beaucoup de joies
et j'ai accédé aux plus hautes responsabilités. J'ai servi mon
pays dans une période dramatique. Inimaginable pour le petit
Espagnol que j'étais. Mais, depuis mes 18 ans jusqu'à ma
réélection comme député en 2017, je n'ai pas arrêté. Je
l'explique franchement dans le livre. Cette année-là, j'étais
sonné. J'ai tardé à prendre la mesure de l'hostilité de mon
camp et surtout des Français. J'ai sous-estimé les
conséquences de la remise en question de la parole donnée au
moment de la primaire. Je suis devenu la figure du traître et de
l'échec du quinquennat...
J'étais au bord de la rupture, d'une forme d'anéantissement
psychologique. Il a fallu se réinventer et trouver un nouvel
équilibre personnel. Ici j'étais mort, à Barcelone j'avais un
avenir. J'ai vécu des divorces, des réussites et des échecs
politiques, un départ pour un autre pays, mais pour moi, tous
ces événements de la vie représentent une chance. Donc il est
hors de question de se plaindre, ce serait indécent. J'ai vieilli,
j'ai appris, je consacre plus de temps à mes enfants. Je suis
heureux. Je peux parler plus facilement de ma mère, de mes
passions, de mes amours, de la vie. En Espagne, on me dit : «
Manuel, tu parles bien espagnol, catalan, merci pour tout ce
que tu as fait à Barcelone. Mais tu restes profondément
français. » Susana, mon épouse, francophone et francophile,
qui m'a donné aussi ce bonheur, me dit que je pense comme un
Français. Ils ont raison. La France me manque, elle me
travaille, me taraude. J'ai besoin d'elle pour boucler l'aventure§
Extraits
« Charlie » : « Dans la pièce, la violence est palpable »
Je me rends ensuite dans les locaux de Charlie. Sur place, les
enquêteurs me proposent de monter sur les lieux où les
journalistes et un officier de sécurité ont été assassinés.
J’hésite à peine, bien que leurs corps soient toujours sur place
: j’ai besoin de voir la réalité du massacre. Cette abomination
ne peut pas rester virtuelle. Je veux me confronter au réel. Les
locaux sont exigus. Dans la pièce, la violence est palpable au-
delà du silence, de l’odeur du sang, des visages détruits. Ce ne
sont pas seulement des vies qui ont été ôtées, ce sont des
esprits qu’on a voulu effacer. J’en garde un souvenir à la fois
éprouvant et nécessaire. Cet attentat fait partie de moi, dans
tous les sens du terme. Il est dans ma tête. Je sais contre quoi
je me bats, et ce n’est pas un vain mot.
« En creux, Macron se construit déjà contre moi »
De mon côté, je n’ai pas le courage de mettre ma démission
sur la table pour provoquer l’électrochoc désiré. Je suis
aveuglé par Emmanuel Macron, la compétition qu’il est en
train d’installer insidieusement depuis Bercy. Le 21 novembre
[NDLR : 2015], il affirme que la société française doit
assumer une part de responsabilité dans le « terreau » sur
lequel le djihadisme a pu prospérer. Je ne supporte pas cette
culture de l’excuse. Je le tacle fermement. Mais à mes yeux
c’est une simple prise de parole maladroite ; je refuse
d’écouter ceux qui, parmi mes amis, me font part de leurs
inquiétudes, persuadés que Macron se prépare pour l’élection
présidentielle. Ils ont absolument raison : il ne s’agit pas d’une
maladresse, mais bien d’une vision de la société, une vision
libérale-libertaire, très américaine et assez communautariste.
En creux, Macron se construit déjà contre moi, contre mon
républicanisme, qu’il ne va pas tarder à taxer de « laïcard et
autoritaire ».
« Le jour où j’ai rompu avec la pratique religieuse »
La gauche compte son lot de « bouffeurs de curés » – je n’en
suis pas. Élevé dans la religion catholique par des parents
profondément croyants, j’ai été enfant de chœur à l’église
Saint-Gervais, dans le Marais, puis à Saint-Roch ; j’ai lu les
Évangiles, étudié leur réflexion sur l’humanité à travers la
figure du Christ. Plus tard, je me suis passionné pour des
auteurs en quête de divin, saint Augustin, Montaigne, Mauriac,
Bernanos, Kazantzákis. Le Ciel et la Terre, de Carlo Coccioli,
Érasme, de Stefan Zweig, m’ont accompagné dans ma
réflexion. Toute mon adolescence, j’ai cherché moi aussi un «
christianisme personnel », fasciné par la démarche d’un ami
de mes parents, José Bergamín, intellectuel espagnol
catholique et républicain. Ce disciple d’Unamuno a écrit, dans
son livre Le Clou brûlant : « La foi ce n’est pas vouloir croire,
mais au contraire c’est croire sans vouloir. » Cette phrase
continue de me troubler. Pourtant, l’année de mes dix-huit ans,
à l’occasion d’un voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, j’ai
rompu avec la pratique religieuse – trop d’incohérences, trop
de contradictions. Si j’aime toujours visiter les églises, si je
suis encore sensible à la solennité des grandes liturgies, je suis
aujourd’hui un homme sans foi ; ce qui ne signifie pas que j’ai
cessé de douter, ni de m’interroger. Chercher un sens à sa vie
ne s’arrête qu’à sa mort.
Mon engagement politique n’a pas apaisé ce désir profond de
spiritualité. La franc-maçonnerie non plus, mon passage y a
d’ailleurs été très bref. Pourquoi échapperais-je à cette
question de « la misère de l’homme sans Dieu » ?
Depardieu : « Sa masse me protégeait du vent et du froid »
Je l’ai entendu réciter Barbara ou lire saint Augustin à Notre-
Dame, c’était poignant. Je l’ai vu jouer avec les silences,
écouter sans bouger Offenbach mis en scène par sa fille Julie
en 2008, vibrer de la musique des Contes d’Hoffmann et de la
beauté des ombres dans la cour d’honneur du château de Vaux-
le-Vicomte. Nous nous abritions sous le même parapluie. Sa
masse me protégeait du vent et du froid. Oui, Depardieu aime
la bouffe et la baise, mais il sait aussi se montrer d’une infinie
délicatesse. Parfois, ce gueulard provocateur a la grâce.